Pouvez-vous vous présenter et nous parler de votre parcours professionnel ?
Je suis Serge Ladron de Guevara, Carbon Manager du groupe Newen Studios depuis deux ans. Newen Studios est une grande maison de production couvrant tous les domaines de l’audiovisuel : des séries quotidiennes au cinéma, en passant par les unitaires, l’animation, le documentaire, le reportage, et même les émissions de flux. Avant cela, j’ai été directeur de production puis producteur exécutif de la série Plus Belle la Vie pendant de nombreuses années. À l’arrêt de la série, on m’a proposé ce rôle de Carbon Manager, une continuité logique de ce que je faisais déjà sur Plus Belle la Vie. Ce poste, quasi inédit en France il y a deux ans, a été créé sur mesure. La direction avait pris conscience de l’importance de ces sujets environnementaux et souhaitait capitaliser sur mon expérience pratique et de terrain.
Quelles expériences antérieures vous ont préparé à ce rôle de Carbon Manager ?
Pendant la production de Plus Belle la Vie, nous avions déjà instauré plusieurs pratiques d’éco-production, avant même de connaître le terme. Une série quotidienne nous offrait le temps d’expérimenter, d’installer les choses durablement et d’ajuster si nécessaire. C’était un formidable terrain d’essai. Cette expérience m’a permis d’acquérir une vision claire et concrète des actions écologiques possibles dans un environnement de production.
Pouvez-vous nous parler des premières initiatives d’éco-production que vous avez mises en place et de leur réception ?
Nous avons lancé les initiatives écoresponsables sur Plus Belle la Vie autour de 2017. Plutôt que d’imposer des mesures descendantes, nous avons commencé par créer un environnement favorable et inclusif. Par exemple, nous avons organisé un apéritif avec Julien Vidal (Auteur du livre « Mon métier aura du sens »), une personnalité inspirante, pour introduire la démarche. Cette première rencontre a été bien accueillie, car Julien a su faire passer les messages sans que cela soit perçu comme une contrainte. Ce jour-là, nous avons distribué des tote-bags aux collaborateurs avec des gourdes et des brochures expliquant notre démarche, en plus de petits gestes symboliques comme des autocollants anti-pub. L’objectif était d’encourager chacun à s’impliquer activement.
Ensuite, nous avons lancé une newsletter, La Recyclette, pour partager régulièrement les progrès et les initiatives. Par exemple, nous avions réduit l’usage des bouteilles d’eau, mis en place un frigo partagé à la cantine, et organisé d’autres actions concrètes. Ces initiatives ont été perçues de manière diverse, comme c’est souvent le cas, mais la plupart des collaborateurs se sont montrés réceptifs une fois qu’ils ont compris que cette démarche n’était pas motivée par des économies mais par un véritable engagement.
Comment ce rôle de Carbon Manager s’intègre-t-il au sein de Newen et en quoi consiste-t-il ?
Mon rôle est principalement d’accompagner les productions dans la mise en place de leurs stratégies d’éco-production. À chaque début de projet, je suis sollicité pour travailler avec les équipes sur des pratiques durables. Certaines équipes sont déjà expérimentées et d’autres en sont à leurs débuts, mais l’idée est que chacun s’approprie cette démarche. Une fois la stratégie définie, un éco-référent ou chargé d’éco-production est désigné pour suivre le projet tout au long de sa durée.
Nous avons aussi un rôle de formation et de sensibilisation auprès des équipes, souvent en collaboration avec différentes unités. Nous organisons également des événements de sensibilisation, comme des ramassages de déchets ou des ventes de costumes et accessoires pour les réintégrer dans le circuit.
Quelles productions sont labellisées écoresponsables chez Newen ?
Récemment, la série quotidienne Demain nous appartient a obtenu un label, et nous avons aussi obtenu des labels deux étoiles pour Mademoiselle Holmes et trois étoiles pour Médias de France. Chez Newen, toutes les unités sont engagées dans cette démarche, qu’il s’agisse de Kappa Presse ou Kappa Drama pour le documentaire et le flux, ou Kappa Corpo pour le corporate. Nous aidons même certains de nos clients à adopter des pratiques plus vertueuses, notamment ceux qui en font la demande.
À quoi ressemble une journée type pour vous en tant que Carbon Manager ?
Une grande partie de notre travail est dédiée aux reportings et à la collecte de données pour répondre aux exigences du groupe TF1, dont Newen fait partie. Ce suivi administratif peut être chronophage, mais il est essentiel pour faire avancer les choses dans le bon sens. Par ailleurs, nous interagissons beaucoup avec les équipes de production, participant même aux réunions bimensuelles du bureau des productions, où l’on discute de chaque projet en cours ou à venir. C’est un espace stratégique qui permet d’intégrer l’éco-production dans la vision globale.
Newen a aussi mis en place un comité Green interne, à deux niveaux : stratégique avec la direction, et opérationnel avec une équipe de 25 collaborateurs de divers départements. L’objectif est de promouvoir les valeurs RSE à tous les niveaux de l’organisation.
Avez-vous suivi une formation spécifique pour ce poste ?
Après des années d’expérimentation sur le terrain, j’ai suivi une formation certifiante à La Fabrique des Formats (CCP Déployer une démarche écoresponsable dans sa pratique professionnelle). Cela m’a permis de structurer ma démarche, d’instaurer des pratiques plus mesurables et de renforcer la légitimité de mes actions. Je continue d’ailleurs à suivre des formations pour rester informé et affiner nos méthodes.
Quels sont vos objectifs à court et long terme en tant que Carbon Manager, pour vous et pour Newen ?
Nous avons des perspectives à trois ans, communes à Newen et TF1, visant d’une part une réduction de notre empreinte carbone, et d’autre part la mise en éco-production de l’intégralité de nos programmes d’ici là. Nous avons déjà initié cette transition sur toutes nos fictions. Pour ma part, mon objectif est de continuer à développer et perfectionner ces pratiques avec l’appui des équipes et de la direction, afin que l’éco-production devienne une norme.
Le métier de producteur ne vous manque-t-il pas ?
Non, pas du tout. Ce que je fais aujourd’hui a davantage de sens pour moi. C’est un domaine nouveau, concret et porteur de changement. Il y a encore tant à faire, ce qui rend le travail passionnant.
À qui s’adressent les formations proposées chez Newen ?
Nous formons essentiellement les collaborateurs, avec des ateliers comme La Fresque du Climat ou The Week. Il ne s’agit pas de convertir tout le monde, mais de semer une graine, d’éveiller les consciences. Nous travaillons aussi sur des initiatives structurelles, comme le passage à l’énergie verte pour nos bâtiments, et sur des productions spécifiques où nous mettons en place des plans d’action pour réduire les impacts environnementaux.
Quelles sont les réglementations et obligations actuelles en matière d’éco-production ?
Aujourd’hui, toutes les productions bénéficiant des aides du CNC doivent produire un bilan carbone prévisionnel avant le tournage, sous peine de sanctions financières. Ce bilan permet d’installer une habitude dans les productions, tout en fournissant au CNC et à Ecoprod des données utiles pour élaborer des réglementations plus précises. Il existe aussi des labels, plus exigeants, qui certifient des démarches réellement écoresponsables. Ce cadre réglementaire pousse les productions à adopter des pratiques plus vertueuses, mais la question du financement reste un défi majeur.
En conclusion, que diriez-vous de l’éco-production aujourd’hui ?
L’éco-production est un métier à part entière qui demande des compétences spécifiques, de la légitimité et le soutien de la production. Sans cela, les résultats sont plus difficiles à atteindre. Aujourd’hui, ce métier a sa place dans chaque production, et il est essentiel de le structurer et de l’accompagner pour en maximiser l’impact.
Interview conduite et article rédigé par Esther Douay