Avec Emmanuel Kuster,
Expert des sciences cognitives au service de la production de contenus
Leith Louzir introduit cette dernière rencontre de l’année, une session dédiée aux émotions et leur rôle dans la réception des programmes audiovisuels avant de laisser la parole à Emmanuel Kuster.
• Ce dernier souligne que le but est de délivrer des outils issus des sciences cognitives pour analyser des contenus. Il précise que cette session permettra d’en aborder deux principaux.
• Il précise également que cette grille de lecture des sciences cognitives pour comprendre la mécanique des émotions est un point de vue parmi d’autres, et que celle-ci est complémentaire avec l’expérience, le talent, et l’intuition des professionnels du secteur pour créer des contenus audiovisuels de qualité.
• Il explique enfin que dans le cadre de cette présentation il va s’appuyer sur des exemples audiovisuels divers, dont Mask Singer, format de flux pertinent dans :
o L’analyse des expressions faciales,
o Mais aussi sur la question des émotions narratives, qui interviennent lorsque
notre cerveau fait des prédictions.
Contextualisation, précisions sur la méthode, le fond et le déroulé de la session
En préambule de son propos, Emmanuel Kuster aime à rappeler deux choses :
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Sur la méthode, qui consiste à associer « émotions » et « sciences », ce qui, au premier
abord, peut paraitre contradictoire.
Il explique qu’il a toujours été compliqué d’étudier les émotions en laboratoire, car pendant très longtemps l’ensemble des théories sur le sujet venaient des philosophes, ou des thérapeutes. Il note qu’il a fallu attendre la fin des années 1990, pour constater de nombreux progrès sur les sciences des émotions. -
Sur le fond du sujet qui nous intéresse aujourd’hui, soit le rôle des émotions transmises par les programmes audiovisuels.
Il explique que dans bon nombre de contenus et notamment de formats de flux, cela passe par les visages. Il note qu’en moyenne une émission peut passer 60% à 70% de son temps à proposer des gros plans de visages. Il précise que c’est par exemple le cas de Mask Singer. Il souligne néanmoins un paradoxe: dans certaines séries, à l’image de The Mandalorian, où les émotions sont transmises alors même que l’on ne voit pas les visages des protagonistes casqués. Il explique que ce sera l’objet de la partie 3 de la présentation, consacrée à la force du contexte.
Il présente ainsi le cheminement qui découle de cette dernière réflexion, un cheminement basé sur 3 principes cognitifs :
- L’empathie s’active dans les plans de réaction ;
- Le contexte à plus d’importance que le visage pour transmettre des émotions ; - Les émotions se déclenchent quand il y a une tension entre un but et une prédiction et lorsque ce but est menacé (ou atteignable).D’où l’itinéraire de cette rencontre qui suivra les 3 parties suivantes : Ø Préalable sur les émotions ;
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Ø La force du visage et des plans de réaction dans la transmission des
émotions ;
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Ø Le mécanisme de déclenchement des émotions par tension sur le but,
soulignant la force du contexte : une grille de lecture qui permet d’analyser l’ensemble des émotions narratives dans un contenu.
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Préalable sur les émotions
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Après avoir diffusé un extrait du blockbuster hollywoodien Indiana Jones, et une première tentative d’analyse des différentes émotions exprimées dans l’extrait, Emmanuel Kuster explique que les recherches de Paul Ekman, pionnier dans l’étude des émotions dans leurs relations aux expressions faciales, ont permis de souligner le fait qu’il n’y aurait en fait que 6 émotions de base :
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la colère
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la peur
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le dégoût
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la tristesse
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la joie
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la surprise
Emmanuel Kuster note que si bien souvent on les classe en termes d’émotions positives (joie, etc.) et négatives (tristesse, colère etc.), pour les décrire, il est en fait plus pertinent de les classer en fonction du fait qu’elles résultent d’une prédiction réussie ou non.
À quoi servent les émotions ?
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Dans notre comportement
§ Elles nous informent-
§ Elles nous préparent à l’action
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§ Elles pilotent nos décisions
(Au-delà de la raison, c’est ce qui nous permet de trancher parfois)
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Dans nos interactions
§ La communication non verbale (nous donne parfois plus d’informationsque le discours parlé)
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§ L’empathie (montrer que l’on a compris quelqu’un)
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§ La contagion émotionnelle (joue un rôle très important dans les
émissions « feel good », comme Mask Singer. Plus il y a de gens souriants à l’écran, plus une contagion émotionnelle envers le téléspectateur sera palpable)
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Les constituants des émotions
Si on cherche à comparer les émotions, Emmanuel Kuster explique qu’on peut les décomposer et trouver des points communs :
Par exemple,
Ø Entre la colère et la peur : des points communs seraient la tension, l’aspect
de déplaisir ;
Ø Entre la colère et la joie : des points communs seraient l’énergie, la mise en
mouvement du corps.
L’ensemble des émotions (dont les 6 émotions de base, en gras sur le schéma ci-dessous) peuvent être caractérisées par 2 dimensions fondamentales :
§ La valence (le fait qu’une sensation soit plus ou moins agréable) de « désagréable » à « agréable » en abscisse sur le schéma
§ L’énergie (capacité de l’émotion à nous préparer à l’action), en ordonnée
Emmanuel Kuster explique que ces 6 « émotions » sont en fait des « ressentis affectifs », des humeurs (c’est ce qui est transmis par exemple dans le cadre d’une contagion émotionnelle, ce qui est lisible sur un visage). Il précise que pour retranscrire une action émotive, il faut y ajouter une raison, une cause :
Émotion, ou « action émotive » = ressenti affectif, humeur + raison (D’où le fait que l’on peut être d’une certaine humeur sans raison)
De l’affect à l’émotion
Emmanuel Kuster, via un extrait de The Voice, illustre cette différence entre ressenti affectif et émotion :
Étape 1 : l’affect du jury retourné, à l’écoute du talent
Étape 2 : L’émotion qu’ils ont à partir du moment où le cerveau conscient passe à l’action, celle d’appuyer sur le buzzer pour se retourner (dans le cas de l’extrait), ou de ne pas se retourner sinon.
Lire les émotions, c’est ainsi comprendre l’affect qui traverse la personne mais aussi la cause de celui-ci.
La force du visage et des plans de réaction dans la transmission des émotions
Le principe de l’empathie
Emmanuel Kuster définit l’empathie comme l’aptitude à prêter aux autres des états mentaux des autres (essayer de comprendre leurs buts, leurs croyances et désirs, traits de personnalité,leurs émotions...). Il précise que c’est une mécanique qui se déclenche naturellement chez les humains à la naissance et qui se mature.
Il note que dans la vie quotidienne, on a souvent tendance à se contenter de ce que l’on dit comme source primaire pour comprendre l’autre, or, le non-verbal est tout aussi pertinent.
L’empathie émotionnelle et les plans de réaction (4 types)
Emmanuel Kuster note l’importance des plans de réaction pour le téléspectateur. Ces plans jouent justement sur l’empathie. Lorsqu’il y en a un (souvent via des jeux de contrechamps), il y a une émotion venant du protagoniste qui réagit à une situation. Emmanuel Kuster explique que cela provoque une émotion que notre cerveau de téléspectateur essaye de comprendre.
Il souligne 4 types de plans de réaction, ceux :
Ø d’approbation (un personnage vient soutenir les propos en hochant la tête
par exemple)
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Ø de commentaire (quand quelqu’un semble émettre un jugement à une
scène dans son « non verbal »)
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Ø ouverts (très souvent utilisés avec les réactions des jurys des formats de
divertissement, des jurés qui rentrent en empathie avec les talents devant eux. Ils donnent l’impression au spectateur de ressentir de manière très claire la même émotion que celle du candidat, via le processus, vu plus haut, de contagion émotionnelle. C’est le cas de Mask Singer qui utilise beaucoup ce type de plans. Sur une séquence de 2 minutes, Emmanuel Kuster en compte 12, alors que sur cette même durée, sur l’émission The Artist présenté par Nagui sur France 2, il n’en compte que 6.
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Ø cryptiques (c’est une émotion « ambiguë », que l’on trouve énormément dans la fiction, notamment en fin de conversation pour créer un suspense.) àEmmanuel Kuster explique qu’on le retrouve aussi parfois dans le flux, notamment dans ce qu’il appelle l’« expression de retenue » : une sorte de micro-expression du visage qui donne une impression de retenue. Le téléspectateur peut être très touché quand il réussit à capter une émotion malgré le fait que le protagoniste essaye de la retenir. On les reconnait en général via 3 paramètres : un visage mutique, une expression fugace, une impression de retenue.
àOn retrouve ces plans de réaction cryptiques de retenue par exemple dans The Voice, notamment à la fin d’une prestation chez le talent quand aucun coach ne se retourne.
Le mécanisme de déclenchement des émotions par tension sur le but, soulignant la force du contexte : une grille de lecture qui permet d’analyser l’ensemble des émotions narratives dans un contenu.
A- « On est en fait très mauvais pour lire sur les visages, on est influencé par le contexte »
Emmanuel Kuster souligne cela au travers de différents exemples audiovisuels, dont un extrait d’Hitchcock. Ce dernier y explique que sur un même plan, selon que l’on change le plan qui le précède, l’interprétation du téléspectateur sur le plan initial changera également.
Emmanuel Kuster note que c’est aussi cela que montre l’expérience de Kulechov (voir l’image ci-dessous). Cette expérience illustre le fait que moins un acteur de cinéma « en fait », plus il est simple pour le téléspectateur de lui prêter des émotions, des intentions.
Illustration de l’expérience de Kulechov (1921)
B- Le mécanisme de déclenchement des émotions par tension sur le but
Emmanuel Kuster explique que les émotions se déclenchent quand il y a une tension entre
- Un but
- Et une prédiction que ce but est menacé (ou atteignable).
Le cerveau prédictif
Emmanuel Kuster explique que notre cerveau fait des prédictions au quotidien. Le cerveau n’est pas passif, mais actif : sans arrêt, il essaye de prédire ce qu’il va se passer (ex : quand on traverse une rue, on quand on conduit : le fait de jauger de si on a le temps de s’engager).
Pour illustrer cela, il fait référence à un extrait de la série The Mondalorian où l’état émotionnel du personnage est retranscrit par le contexte alors même qu’on ne voit pas son visage à l’image, étant donné son casque (cf : image ci-dessous).
Extrait de The Mandalorian
Buts et prédictions dans Mask Singer
Emmanuel Kuster explique que l’émotion issue de la tension entre buts et prédictions est au centre de la mécanique des « guessing shows ». C’est le cas de Mask Singer avec des hypothèses qui sont faites pour deviner quelle célébrité se cache sous un masque : on s’attend à quelqu’un et on a la surprise de « reveal » qui vient confirmer ou infirmer nos prédictions.
Emmanuel Kuster explique que l’erreur de prédiction, matérialisée par ce moment du ‘reveal’ dans l’émission permet l’apprentissage et joue un rôle important dans notre perception du monde.
Autre exemple
Les erreurs de prédictions sont souvent issues d’idées reçues, et à cet égard Emmanuel Kuster illustre son propos via un spot publicitaire de Heineken. Ce dernier souligne « une erreur de prédiction » de la part des serveurs : « le garçon boit de la bière, et la fille, commande un cocktail », une idée reçue, qui, dans la pub, ne correspond pas à la réalité.
C- Les émotions narratives
Comme illustré par le schéma ci-dessous, Emmanuel Kuster explique enfin qu’il existe 10 émotions narratives (la déception se composant en 3 sous-émotions) qui peuvent se classer en 2 catégories :
àCelles issues d’erreurs de prédictions
àCelles issues de prédictions /anticipations
(Peu importe si les émotions sont positives ou non)
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Leith Louzir remercie Emmanuel Kuster pour ses explications et son exposé très riche autour de ces 2 outils pour analyser les émotions dans les contenus audiovisuel. 2 outils que sont :
àLes plans de réaction
àLes émotions narratives
Il conclut en remerciant aussi tous les participants et souhaite à tous de très belles fêtes de fin d’année avant de se retrouver pour de nouvelles rencontres en 2022 !